Sa genèse

Interview de Philippe Guédon par Jean-Paul Thévenet

 

Question : Comment est née l'idée de l'Espace ?  Est-ce le fait d'un homme, d'une équipe?

Philippe Guédon : C'est le fait d'une équipe.  L'idée reposait sur deux réflexions.  Une réflexion négative : nous avions fait de la course pendant 10 ans et nous avions la conviction et la foi de gens qui se sentent investis d'une mission.  Pour nous, il s'agissait de prolonger industriellement ce succès pour la construction de voitures sportives ou para sportives.  Or, et cela m'a fait de la peine, force est de constater que plus l'image de la voiture de sport - celle que j'appelle la voiture extrême - est forte, plus elle est faible dans sa réalité commerciale.  Il fallait se rendre à l'évidence : nous ne pouvions pas faire vivre la société avec ce type de voiture.  En dehors de Porsche ou de Ferrari qui occupent des positions indélogeables parce que, comme le N°5 de Channel, ils sont des faits de société, mieux valait pour nous de réfléchir à une autre issue.  Elle pouvait être évasion, voyage hors des sentiers battus, et c'est autour de cette hypothèse qu'est née la Rancho.  La réponse apportée par la clientèle fut la preuve irréfutable qu'il y avait dans ce créneau une évolution beaucoup plus positive que dans la voiture de sport.  Après, ayant admis que la Rancho était une voiture de première nécessité, c'est-à-dire conçue avec des moyens très simples, il restait à la faire évoluer en acceptant d'investir dans des solutions plus audacieuses, en prolongeant ce qui avait fait le succès de la Rancho.  Il fallait en particulier s'inspirer de ce qui avait séduit dans son environnement.  Je dis toujours : on n'invente jamais, tout est dans l'air, il suffit d'avoir les oreilles un peu plus longues que les autres pour capter les bonnes émissions de la créativité.  Souvenez-vous, il y a dix ans ou douze ans, il y avait déjà la moto verte, la Range-Rover, les Vans américains, trois phénomènes différents mais qui correspondaient déjà à une volonté de mutation de style de vie.  C'est la réunion de tout cela qui a fait tilt, et comme chez Matra on a l'habitude de jeter des idées sur la table, une synthèse s'est dégagée de ce constat.

 

Question : La durée de l'étude a-t-elle été celle d'une berline normale ?

P.G. : Nous, on s'honore d'aller plus vite que les autres, et, à cette époque-là, cela allait très, très vite.  L'étude de l'Espace a été faite en 18 mois.  Elle portait en particulier sur la technique du plastique.  Cela, grâce à une gestion des études plus rapide, propre à une petite société, ne serait-ce qu'en raison de la vitesse de prise de décision.  Je n'insisterai pas, mais c'est très important, sur le nombre de sociétés dans lesquelles il faut attendre le retour du président qui est au Mexique pour choisir la dernière petite modification du tableau de bord.

 

Question : Petit retour dans l'histoire, en 1982, vous partez donc, avec le projet Espace, chercher une éventuelle association avec Peugeot !

P.G. : "Je pense que ce type de voiture représente un virage aussi important dans le domaine de la carrosserie que le Diesel dans celui de la mécanique.  Il y a ceux qui le prendront, il y a ceux qui ne le prendront pas !", voilà ce que nous a répondu Jean Boillot, le président de Peugeot, sans donner suite à notre proposition (il est vrai qu'à l'époque Peugeot devait régler "l'affaire Talbot").  Il nous a recommandé d'aller voir Citroën.  Chez eux, le projet a été mis en observation pendant deux mois, mais là, le refus fut encore plus catégorique : l'Espace était un véhicule trop cher à fabriquer.  Avec Jean-Luc Lagardère, nous sommes donc convenus qu'il ne restait plus qu'à voir Renault.  Je connaissais à l'état-major de la Régie Christian Martin avec lequel j'avais fait mes études.  Tout de suite, il a été partant, en ajoutant : "Bernard Hanon (le P.-D.G. de l'époque) prendra.  C'est américain, c'est donc tout à fait pour lui."  Après une courte entrevue avec Jean-Luc Lagardère, Bernard Hanon a convoqué ses 12 directeurs, a tourné silencieusement autour de la voiture (j'ai trouvé ces quelques minutes horribles) et ouf...  Tout le monde étant bien d'accord, nous pouvions vraiment démarrer.

 

Question : Est-ce que vous pensez que le style, sur une voiture comme l'Espace, a une fonction aussi importante que sur une berline traditionnelle ?

P.G. : Je ne prétendrai pas que l'Espace est un événement de style, mais que c'est un exemple d'architecture automobile.  Elle a eu du succès parce qu'elle a un style qui est simple.  Jamais on ne dit qu'elle est belle, mais on dit qu'elle est simple.  Quand on veut vendre des quantités importantes, c'est, je pense, le meilleur positionnement. 

 

Question : Le succès de l'Espace vous a sans nul doute réservé une part de surprise ?

P.G. : Au départ, nous avions fixé la production à 45 voitures par jour, or la demande allait presque doubler.  Pourquoi ?  Notre étude de marché nous laissait penser que l'Espace pouvait occuper le créneau des "voitures différentes".  Différentes de celles qui étaient chez Matra, la Bagheera, la Rancho, et ailleurs des coupés, des breaks, des découvrables.  En fait, l'Espace a reçu l'accueil d'un autre standard...  Elle faisait découvrir un mode de vie automobile capable de conjuguer les besoins et les désirs, et cela, aucune technique de marketing ne pouvait véritablement le détecter.

 

Question : Et pourtant, dans la phase de lancement, c'est d'abord au niveau des commandes, une certaine apathie, une mollesse qui sont plus que préoccupantes. 

P.G. : C'était plus que de la mollesse.  Le premier mois, alors que la voiture était bien en place chez les concessionnaires, nous en vendons 9.  Ce n'était peut-être pas de la panique, mais il faut bien avouer, une certaine angoisse.  Nous choisissons donc une solution de premier secours : vendre le maximum d'Espace en version ambulance ou taxi, plutôt que de s'acharner à occuper le terrain des voitures particulières.  Par la suite, nous avons presque regretté ce choix, car, très rapidement, nous n'arrivions plus à fournir la demande. 

 

Question : Restez-vous propriétaire de l'idée ?

P.G. : Il est certain que du point de vue études et investissements, l'espace est 100 % Matra.

 

Question : Mais du point de vue de votre image, ne craignez-vous pas d'être frustré par cette paternité ?

P.G. : Nous avons accepté avec Jean-Luc Lagardère que cette voiture s'appelle Renault.  Le succès en quantité d'une voiture, c'est l'image de marque mais aussi ce que j'appelle la notoriété.  Je suis convaincu que si la voiture s'appelait Matra, on en vendrait beaucoup moins, et que nous avons fait le bon choix. 

Source : "Télé 7 Auto - mai 1990"

 

 

Galerie des études et prototypes

 

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Esquisse ou "Dessin orange" (1979)

 

 

Maquette P16 (1979)

 

 

Dessin P17 (1979)

 

 

 

 Dessin P17 Grand Raid (1979)

 

 

Maquette P17 (1979)

Maquette P18 (1980)

 

 

 Prototype roulant P18 (avril 1981)

 

 

Habitacle P18 roulant (avril 1981)

Source : Matra Automobile