Les débuts de Matra

par André Dewael

 

Partir de zéro

Le siège de Matra Sports, 26, avenue de la Grande Armée à Paris

Les bureaux et les services commerciaux de la nouvelle société Matra Sports s'installent au 26 de l'avenue de la Grande Armée à Paris, au-dessus du magasin d'exposition situé en rez-de-chaussée, dans un immeuble propriété de... Peugeot ! Non loin de là, un garage abrite le service après-vente, les pièces détachées et le département occasion. C'est dans... le vestiaire que s'installe le Bureau d'Etudes de Matra Sports ! Philippe Guédon se souvient : "Quand je suis arrivé, je n'avais ni chauffage ni téléphone, encore moins de bureau ou de secrétaire !". Dans ce placard, Jean-Luc Lagardère lui annonce que Matra Sports va construire des voitures de course et gagner les 24 Heures du Mans. Guédon pense que ce type est génial mais complètement fou. Et pour cause, tout manque au point qu'on doit acheter les clefs de 13 au magasin d'à-côté ! Dans ces conditions extrêmes de dépouillement, une épuration naturelle du personnel se produit. Seuls resteront les plus passionnés.

Matra qui compte alors quarante salariés, y compris à Romorantin, commence par épurer la gamme René Bonnet. Les cabriolets Missile et Le Mans (toujours produits) sont abandonnés et seul le Djet reste au catalogue.

Les premiers Djet produits après la reprise par Matra arborent encore le capricorne, emblème (et signe zodiacal) de René Bonnet. Ensuite le monogramme Matra-Bonnet est associé au logo Matra Sports. La disparition définitive du sigle René Bonnet n'interviendra qu'au Salon de 1966.

La mission confiée par Jean-Luc Lagardère à Philippe Guédon est double : d'une part améliorer techniquement le véhicule pour intéresser une plus large clientèle, d'autre part améliorer son processus de fabrication pour élargir sa diffusion restée jusque-là très confidentielle.

Les Matra-Bonnet au Salon de Paris en 1964

La petite équipe composée autour de Philippe Guédon apporte une série de modifications caractéristiques de la production des Djet par Matra, modifications qui apparaissent sur les MATRA-BONNET Djet V et VS au salon de Paris en 1964 :

- augmentations des voies (+10 mm à l'avant, +8 mm à l'arrière),

- modification de la traverse avant,

- modifications de la suspension arrière,

- nouveau dessin des ailes dont le passage de roue est souligné par un bourrelet épais,

- augmentation des dimensions du véhicule : + 10 cm de largeur, (1,50 m contre 1,40 m), + 40 cm en longueur,

- retouches stylistiques : dessin de l'entrée d'air de refroidissement du radiateur (l'ovale fait place au rectangle), des écopes pour les freins AV, meilleure évacuation de l'air de l'habitacle autour de la "bulle" AR au travers d'une grille en aluminium stylisée du "delta" de Matra, remodelage de toute la partie arrière du véhicule qui gagne 40 cm (la "bulle" s'ouvre maintenant d'arrière en avant, ce qui est bien plus pratique), avec pare-chocs et feux de Simca 1500.

Au total 90 modifications seront ainsi apportées par Matra. A noter que la plupart sont issues de l'évolution envisagée par Claude Bonnet, fils de René Bonnet, à l'insu de son père et de Jacques Hubert, son concepteur.

 

La commercialisation

Afin d'amplifier la diffusion du véhicule, Matra va d'abord procéder à promouvoir l'élargissement du réseau commercial de René Bonnet pour atteindre progressivement 60 points de vente en 1966 (concessionnaires et agents) et s'attacher à développer l'exportation par des distributeurs exclusifs.

Enseigne du réseau Matra Sports

 

Planche de bord DJET VS

Compartiment moteur DJET VS

Ensuite, il y a l'action commerciale. Au contraire de René Bonnet, pourtant très commerçant mais manquant de moyens, Matra sait communiquer et dispose de moyens efficaces. En quelques mois, la nouvelle marque va faire du Djet la voiture à la mode, ceci avec la complicité d'Europe 1 (partenaire du groupe) et de l'aura du jeune Jean-Pierre Beltoise, devenu une idole. Par ailleurs, la gendarmerie achète des Djet, les auto-écoles également, ce qui constitue une référence de choix pour la nouvelle marque. Et pour le côté "in" des années '60, des animateurs et des vedettes "yéyé" s'en offriront !

    

Gendarmerie, auto-écoles, animateurs et vedettes s'offrent leur Djet !

Si seulement 198 Djet ont été produits par René Bonnet, Matra en produira 1 495 unités, ce qui représente un total de 1 693 véhicules, toutes versions confondues : des premeirs CRB aux dernières Matra Jet 6.

 

 

Le témoignage de Philippe Guédon

 

- Que retenez-vous de l'expérience de la Djet ?

Ph.G. : Nous ne disposions que de ce modèle et il fallait "faire avec". J'ai travaillé d'abord sur sa tringlerie de boîte puis sur sa suspension arrière. J'ai dû renoncer à retourner la boîte d'Estafette car son étanchéité posait problème. Plus tard, j'ai mis au point le moteur 1 300 et j'ai créé le tableau de bord en teck de la version luxe. Nous devions parer au plus pressé car Jean-Luc Lagardère nous avait demandé de créer notre propre voiture. Les René Bonnet étaient invendables car le réseau était quasi inexistant. Cadillon, Directeur commercial a développé un petit réseau. De plus, elles étaient effroyablement longues à construire : il fallait 90 heures de travail, rien que pour la carrosserie ! Pour que l'auto soit viable, il aurait fallu la refaire complètement et on a hésité. Mais on serait passé de une par jour à peut-être trois ou quatre par jour, ce qui n'était guère plus rentable.

 

- Croyez-vous que Matra Sports lui ait donné toutes ses chances ?

Ph.G. : Non, c'est certain. Lagardère avait l'enthousiasme, mais c'est tout et il ne croyait guère en cette voiture. Il faut dire qu'elle connaissait des problèmes de fiabilité. L'après-vente était un casse-tête. Si c'était à refaire, je pense qu'on aurait travaillé sur la qualité et la fiabilité de la Djet. On aurait même pu créer une deuxième génération de Djet améliorée. Mais en 1967, l'arrivée de la 530, première "vraie" Matra, a condamné la Djet.

 

- Gardez-vous de bons souvenirs de la Djet ?

Ph.G. : D'excellents ! Il faut dire que c'était une époque formidable où la vitesse n'était pas limitée. C'était dingue : on fonçait à 200 km/h entre les platanes ! La sécurité était loin d'être la première préoccupation. Je ne devrais pas le dire mais, avec ma femme et mes enfants, on roulait à quatre dans la Djet et mon fils (petit à l'époque) se mettait à l'avant, entre les jambes de sa mère. La voiture avait très peu d'inertie polaire, d'où un comportement routier fantastique et très sain. Et sa ligne était séduisante. J'ai gardé de ma Djet un souvenir ému, lié à cette période extraordinaire.