A sa découverte

A sa découverte

par Pierre Dieudonné

                   

 

Cette fois, la technique de la GT à moteur central paraît définitivement placée sur l'orbite de la production en série.  Après que cette conception se soit imposée en compétition pour des raisons d'efficacité, le rôle précurseur dans le domaine commercial fut tenu - et c'était bien normal - par les marques de prestige.  C'est ainsi qu'on vit apparaître l'inoubliable Lamborghini Miura, les de Tomaso Mangusta puis Pantera, les Maserati à moteur central avant que le plus grand de tous, le seigneur de Maranello adopte aussi cette implantation mécanique plus actuelle pour la prometteuse Ferrari BB.  Mais à ces niveaux de prix très peu accessibles au commun des mortels, il est normal que l'on cède sans hésitation aux caprices de la mode, sans trop accorder d'importance aux inconvénients pratiques qu'ils peuvent éventuellement entraîner : après tout, ces GT au prix inaccessible ne sont-elles pas de merveilleux jouets qui, pour plaire, ne peuvent donc pas toujours se contenter de leur beauté formelle ou de leur pureté mécanique mais doivent surtout préserver leur caractère sensationnel ?  Entre ces bolides de rêve et les berlines fonctionnelles qui, de plus en plus, paraissent sorties d'un même moule, il existe une catégorie dont la plupart des constructeurs n'ont pas encore bien pris conscience de l'importance : c'est celle de la GT moyenne amusante, originale, personnelle, bien équipé.  C'est la voiture que l'on aime et que l'on respecte, celle dont l'apparition vous met de bonne humeur le matin, celle qui vous fait vous réjouir à la perspective d'un voyage, celle dont l'habitacle vous accueille pour vous donner envie d'y rester pendant de longues heures.  Mais c'est aussi celle qui ne vous créera pas tous les soucis des GT d'exception et dont l'entretien se limite à quelques opérations de routine à intervalles espacés.

Et c'est un phénomène caractéristique : à cette voiture simplement moderne, très peu de constructeurs y ont pensé en suivant une approche réellement actuelle.  Sans doute sont-ils exagérément conditionnés par la routine de la tradition et trop absorbés par l'obsession de la grosse production pour songer aux aspirations profondes d'une clientèle jeune et plus exigeante parce que tournée vers l'avenir.  Puis, ça s'est mis à bouger : il y eut notamment la VW-Porsche et des projets intéressants comme la Lancia Stratos ou la Ford GT 70.  Et voici qu'en l'espace de quelques mois, deux nouveautés assez inattendues sont entrées en production régulière : la Fiat X1/9 et la Matra-Simca Bagheera;  deux GT jeunes à moteur central et à l'esthétique très moderne dont le prix de vente reste abordable.  Ces deux constructeurs dynamiques ont décidé de ne pas en rester là puisqu'ils ont déjà l'un et l'autre présenté ou annoncé des modèles plus musclés : une Bagheera U8 de 2,6 litres chez Matra-Simca et une autre réalisation de Pininfarina dans la foulée de la X1/9 mais à moteur 2 litres chez Fiat !

  

Nos lecteurs connaissent déjà bien la Fiat X 1/9 essayée il y a quelques semaines.  Nous les invitons cette fois à la découverte de la Matra-Simca Bagheera avec laquelle nous avons eu un premier contact dans la région parisienne. nous reviendrons ultérieurement sur les caractéristiques de fond de cette nouveauté, après avoir effectué à son volant un kilométrage plus révélateur.  Mais l'originalité de sa conception mérite qu'on dissèque dès à présent l'esprit nouveau qui a présidé à sa conception : de nos jours, il est suffisamment rare que la sortie d'une voiture stigmatise des tendances fondamentalement nouvelles pour qu'on s'attache à un tel événement.  La Fiat X 1/9 et la Matra-Simca Bagheera ont beaucoup en commun et, pourtant, je pense qu'il faut éviter de les comparer trop directement.  L'une et l'autre sont de petites GT jeunes à moteur 1300 disposé transversalement en avant de l'essieu arrière ; sur le plan technique, les comparaisons sont valables.  Il n'est pas simple de définir une réalisation aussi complexe et nuancée qu'une automobile en quelques mots, mais disons de la X 1/9 qu'elle résulte de l'industrialisation rationnelle de conceptions techniques très modernes et du patrimoine de la belle carrosserie italienne.  Dans un certain sens, la Matra-Simca Bagheera va beaucoup plus loin car elle remet davantage en cause la conception classique de l'automobile : trois places de fronts, des sièges inédits, un intérieur surprenant qui applique les audaces des prototypes de certains carrossiers, un équipement très complet qui va manifestement au-devant des désirs de l'utilisateur, une structure originale, des solutions intelligentes et...  une mécanique à toute épreuve. Qu'importe qu'elle soit banale : elle est bien cachée.  Et de toute façon, l'originalité dans ce dernier domaine se paie cher à l'utilisation.

La création de la Matra-Simca Bagheera témoigne donc surtout d'une nouvelle manière de penser.  C'est un événement rare et il vaut la peine qu'on tente de l'analyser.  Tout d'abord, les gens de Matra ont toujours eu des idées intelligentes et originales : n'oublions pas que les automobiles Matra sont sorties du giron de la société Engins Matra dont l'influence s'étend à différentes disciplines d'avant-garde et notamment à la construction de fusées. Aidée par une puissante infrastructure de recherche, la division "Automobile" s'est souvent mise en évidence par ses options modernes, voire futuristes.  Elle n'en était pas pour autant à l'abri des erreurs comme l'a prouvé l'échec de la 530.  A la fin de 1969, le mariage avec Chrysler apparaissait - soyons francs - comme une manoeuvre de sauvetage à court terme qui n'illuminait pas pour autant les perspectives d'avenir : à l'époque, l'image de marque de Simca-Chrysler était devenue bien terne.  Et soudain, tout a changé.  Chez Chrysler, des hommes jeunes sont arrivés avec des idées nouvelles.  L'exemple de la Renault 8 Gordini leu avait fourni matière à réflexion.  La Régie décidait d'abandonner cette puissance fantastique au profit de la nouvelle R 12.  Or, chez Chrysler, il fallait relancer les ventes de la Simca 1000, un objectif qui paraissait bien difficile à atteindre.  Et c'est là que l'on peut juger des miracles accomplis par le dynamisme et la volonté humaine : les Simca Rallye I, les Rallye 2, le SRT, les copains dans la course.  Quelle relance extraordinaire non seulement sur le plan commercial et sportif mais aussi au point de vue technique si on mesure le chemin parcouru pour faire de la Simca 1000 des petits bolides réellement passionnants à piloter : l'émulation qu'elle seule peut créer justifie pleinement l'intérêt de la course automobile.

Matra, de son côté, héritait d'un réseau commercial et de l'expérience industrielle de Simca : la collaboration jouait pleinement.  De la Formule 1 aux Rallye 2 du SRT, Matra et Simca ont établi une nouvelle image : victoires du prototype CG MC dans les épreuves routières, victoire au Tour de France, victoires aux 24 heures du Mans et, enfin, Matra-Simca champion du monde des marques !  La Bagheera ne pouvait sortir à meilleur moment.

Depuis l'apparition des premières voitures de course Matra, le constructeur français s'est toujours mis en évidence par la qualité de ses châssis-coques.  La Bagheera hérite des techniques utilisées en course et de certaines solutions appliquées en aéronautique.  De conception originale mais simple, la structure caissonnée en acier est habillée par des éléments rivetés ou collés en polyester armé, les résines utilisées possédant des propriétés auto-extinctrices.  Le train avant de la Simca 1100 est intégré au robuste soubassement qui constitue la colonne vertébrale de la structure tandis que la suspension arrière avec bras triangulés en alliage léger est de conception Matra.  La répartition des masses s'établit à 42 % sur l'avant et 58 % sur l'arrière et la Bagheera est bien assise sur des voies larges.  Au point de vue aérodynamique, la nouvelle Matra présente un coefficient de traînée réduit (0,33) et le centre de poussée latérale est localisé à proximité immédiate du centre de gravité, ce qui garantit la stabilité directionnelle.  La Bagheera est animée par le même groupe que la nouvelle Simca 1100 Ti qui développe 84 Cv DIN à 6.000 T/m, à rapprocher des 75 CV DIN à 5.600 T/m de la Fiat X 1/9.  On sait déjà que l'évolution supérieure sera constituée par la Bagheera U8 dont le moteur provient de l'accouplement au moyen d'un arbre central de deux ensembles 1.294 cm³ permettant ainsi d'obtenir quelque 180 chevaux.  Cette super-Bagheera devrait être capable de friser les 240 Km/h!

Nous l'avons dit, l'habitacle de la Bagheera est inédit avec ses trois places de front, ses élégants sièges anatomiques recouverts d'un confortable tissus-mousse et munis d'appuie-tête incorporés, son garnissage attrayant et son tableau de bord "design".  Il est rendu très accessible par la découpe généreuse des portes qui s'ouvrent à angle droit et ses dimensions sont bien proportionnées, avec un dégagement pour les jambes.  L'importance des surfaces vitrées (agréablement teintées) garantit la visibilité excellente sauf vers l'arrière, tribut payé au moteur central et aussi à l'agrément des appuie-tête incorporés.  Les extrémités plongeantes de la voiture ne sont pas bien visibles, mais la gène qui peut en résulter est réduite par les dimensions ramassées de la Bagheera.  La vitre arrière dont l'astucieuse ouverture compensée découvre le coffre réellement utilisable est tissée de résistances de dégivrage, sage précaution car la proximité du moteur et le manque de ventilation dans cette partie enfermée semble favoriser la formation de buée à la moindre pluie.

L'équipement très recherché comprend, entre autres particularités, des phares escamotables à commande pneumatique, des perceurs longue-portée à iode qui permettent aussi l'appel lumineux, des ceintures de sécurité à inertie avec enrouleur automatique, des feux clignotants d'alarme, une lampe baladeuse de lecture de cartes, une instrumentation complète, une montre de bord et un avertisseur à compresseur.  Les jolies jantes en alliage léger sont montées en pneus MIchelin XAS de 155 HR 13 à l'avant et de 185 HR 13 à l'arrière.

Derrière le petit volant caractéristique, la position de conduite incite au pilotage.  les instruments sont bien visibles et le pédalier efficacement  disposé.  De prime abord, le fait de retrouver une mécanique de grande série rompt un peu le charme créé par cet environnement exclusif mais la désillusion est de courte durée car toutes les commandes fonctionnent avec douceur et précision.  D'autre part, le moteur procure à la Bagheera une vivacité qui satisfera pleinement bon nombre d'utilisateurs : le constructeur revendique une vitesse maximum de 185 Km/h et un temps de 33,5 sec au kilomètre départ arrêt"é, chiffres que nous n'avons pas eu l'occasion de vérifier avec précision mais qui ne paraissent pas devoir être très éloignés de la réalité.

Sur route comme sur autoroute, la Bagheera n'apparaît pas du tout fatigante à conduire grâce surtout à sa stabilité, au confort des sièges et des suspensions qui possèdent de la souplesse et du débattement, grâce aussi à ses bonnes propriétés d'isolement acoustique.  L'équilibre de la tenue de route et son efficacité proviennent bien sûr des grandes options fondamentales mais aussi d'une adaptation judicieuse des réglages du train avant.  L'équilibre, la stabilité et l'efficacité paraissent impressionnants au premier contact mais nous attendrons d'avoir pu en cerner plus étroitement les limites avant de porter un jugement détaillé.  Mais il est d'ores et déjà évident que la Matra-Simca Bagheera possède un charme envoûtant qui en fera une des vedettes des années prochaines.  Bien sûr, par rapport à la Fiat X 1/9, elle paraît coûteuse mais on peut être assuré que le prix payé est à la mesure des efforts consentis dans la conception et l'équipement.  Face à la VW-Porsche, la Bagheera est une rivale sérieuse, même si elle apparaît en fin de compte comme assez différente.  De toutes façons, sa contribution au progrès et à l'originalité de la construction automobile n'est pas négligeable : elle est certainement une des meilleures voitures présentées cette année.

Voiture-jouet, routière confortable, engin rationnel et robuste, la Bagheera apparaît comme une synthèse très réussie des possibilités automobiles actuelles.  Elle sort résolument des sentiers battus tout en se maintenant à un niveau budgétaire accessible : la robustesse de sa mécanique est bien connue et l'on appréciera son originalité d'exécution ainsi que son équipement très complet.

 

Source : "Sport Moteur" n°354 du 4 octobre 1973.